Forum Arkhan

An 950, je ne sais plus trop quel jour...

Non, il ne sait plus quel jour il est. Le contrat d'escorte, la fuite éperdue devant le Monstre du Territoire et sa séparation d'avec son client. La forêt, les renards et les ratons laveurs espiègles... Se pourrait-il que l'un d'eux lui aie jeté un sort ? Pendant un temps, il ne sait même plus qui il est. Un choc peut-être ? A force de cahots dus au courses et de chute dans les combes, il a forcément dû prendre un coup ou deux sur la tête. D'ailleurs, l'un des rayons de son médaillon est tordu, il a dû heurter quelque chose de dur pour que même la barbe hirsute et le col rapiécé de sa tunique ne l'aie pas protégé.
Il est retourné au village l'autre jour. Les chasseurs et les charbonniers du coin l'avaient surnommé "Vit-avec-les-ours" car il ramenait de belles et lourdes peaux de l'animal, au point de s'en vêtir et d'en confectionner boutons ornés ou coutelas acérés. Parfois mal en point, parfois saoul comme le dernier des ivrognes, nul n'aurait douté avoir devant lui l'un des hommes les plus dangereux de Barratie, un homme qui commandait au plus féroces soldats et au plus séduisantes espionnes, un homme qui correspondait avec les princes et les puissants de ce monde, un homme qui avait oublié sa mission et son devoir...

Mais les souvenirs avaient refait surface peu à peu. L'un des siens lui avait fait parvenir u message dans lequel il contait les méfaits de l'ancienne terreur. Des souvenirs oubliés avaient alors resurgis : la fuite, la forêt, les bêtes malignes et les mots oubliés... La forêt ! Elle l'avait gardé en son sein depuis si longtemps ! Les souvenirs revenaient de plus en plus fréquemment depuis cet épisode : Lamia, la Garde Franche, la compagnie à laquelle il avait juré de se consacrer, les nombreuses traques de bandits, la peinture et les citrouilles, la bière et sa rivale de Soumais, à présent oubliée, les Elus maudits de Stella et leur morgue funeste, sa sœur et la poussière du désert, le Signe et le Devoir, son père et... Suffit !
Retirant la lame du Frelon du corps encore fumant du fauve, il essuya la lame sur le poil terne et recueillit les Arkhanas. Le flux se tarissait et il était à présent temps de se remettre au travail. Une fois dépecé la carcasse, il empaqueta les différents morceaux de viande, de graisse et d'os et laissa les restes aux charognards. Puis il prit la direction du village. Sa besace était loin d'être pleine mais il avait assez à faire et surtout, cette dernière chasse lui permettrait de se payer un bon bain et quelques nuits à l'auberge locale afin de reprendre image humaine et de se remettre au courant de ce qu'il avait pu manquer durant son "absence".

Pénétrant les abords du village d'un pas martial, les hommes s'arrêtaient de travailler pour observer cet inconnu qui avait pris l'apparence de leur compagnon d'une année, les femmes et les enfants se réfugiaient dans leur maison pour éviter de croiser les yeux de l'homme viril (mais ô combien attractif à présent !) au regard d'acier qui se hâtait vers Vidori, le tanneur local. Ce dernier leva les yeux de son ouvrage au moment où le butin du chasseur tomba aux pieds de son tabouret et manqua de choir avec le mouvement de recul qu'il imprima d'un geste brusque qui s'apparentait à celui d'un chat sauvage surpris par un de ses congénère au détour d'une souche morte.

Vit-avec-les-ours ? C'est bien toi ?
- Mon nom est Erkenbrand. Et je te serai gré de ne plus m'appeler ainsi. L'homme qui portait ce nom est reparti dans les limbes de cette forêt d'où il venait et je suis à présent de retour.
- De retour ? Mais d'où ? De quoi est-ce que tu parles, Vit-avec-l...
- Suffit, homme ! Je te laisse à ton ouvrage, fais porter mon dû à l'auberge : j'y logerais pendant au moins trois jours mais pas plus de cinq. Tu y ajouteras une paire de bottines pour la pelisse soit-disant miteuse que tu m'a pris la dernière fois et que Balbur le marchand du nord, t'as racheté à prix d'or. Ne nie pas ! Tout le monde au village le sait et ce n'est pas que je ne dise rien qui fait que j'oublie les méfaits. Soit prompt et ton commerce ne se portera que meilleur. Sinon je ferai en sorte que tu n'aies plus à t'occuper de chercher femme pour le reste de ta vie !

Le nouvel homme s'en retourna, sale et puant mais auréolé d'une aura de prestance et de danger qui n'aura pas dépareillé une puissante chimère ou un redoutable loup noir. Quelques heures après, il était plongé dans un bain brûlant, consultant plusieurs feuillets de notes alors que la jeune Sidoine lui taillait les favoris et la barbe. A la manière dont elle rosissait légèrement et esquivait son nouveau regard sans pour autant trembler, il se dit qu'il passerait sans doute une bonne nuit ce soir. Dire qu'il avait tout oublié durant ces quelques saisons passées à vivre en ermite dans la forêt. Ni femme exquise, ni vin capiteux, ni même doux contact de draps de velours...
La Nature avait tenté de lui rappeler puissamment sa véritable appartenance au monde sauvage mais l'appel du Devoir l'avait sorti de ce rêve ensorcelé. Lamia avait-elle raison sur le vieil arbre ? La forêt avait-elle pu vouloir le garder comme l'un de ses monstres gardiens ? Elle pourrait lui dire, elle saurait le trouver un jour et l'éclairer sur ce qui venait de lui arriver. Elle lui manquait d'ailleurs. Était-il en train de devenir sentimental ? Bah, la nuit était sienne et son principal lieutenant lointain. D'un geste, il reposa les feuillets au loin afin de ne pas les tremper puis il passa le bras derrière Sidoine et l'attira à lui dans de grands éclats de rire partagé...

11ème jour de la saison maudite, an 950.

Le Frelon bourdonna un bref instant en se séparant du corps à présent sans vie du loup. Celui-ci l'avait bien amoché mais il ne serait plus une menace, bien au contraire : sa peau rejoindrait celle des autres pour le réchauffer des nuits fraiche de la saison maudite, surtout dans les montagnes dont il longeait à présent les contreforts. L'autre jour, il avait subi les assauts d'un Plumefeu, une aberration qu'il ne connaissait pas. Il connaissait à présent très bien le goût de ses œufs, la femelle qu'il avait occis cherchant à l'éloigner de son nid.
Il ressentait une certaine sérénité dans cette nature sauvage, à l'écart des sentiers parcourus par les hommes. L'autre nuit, il avait encore fait un songe étrange. Il se devait de l'immortaliser sur la toile qu'il avait acheté, sur un coup de tête, au marché du petit village. Encore quelques heures à trouver les bons pigments et il pourrait enfin composer. Son œil exercé avait déjà fait main basse sur du pastel et de l'ocre, lui manquait encore un peu d'argile et peut-être quelque chose pour un jaune pâle et il se lancerait.
A présent, la zone était à peu près sûre, le loup était mort et il n'avait pas vu ni entendu signe de vie autre depuis la nuit dernière. Il disposait d'un petit camp avec âtre et pelisses en nombre et, même si la viande du loup était coriace et peu gouteuse, il saurait en faire son ordinaire pour quelques jours, le temps de parachever son œuvre.

Le rôdeur se demandait si c'étaient les Dieux ou un étrange acte du Destin qui lui livraient ces visions : si nette et si précise, elles n'étaient pas des rêves normaux, il en aurait mis sa main à couper ! De toutes manières, comment aurait-il pu inventer les bizarreries de ses songes ? Comment seulement concevoir les pouvoirs étranges et les êtres inconnus qu'il entr'apercevait lors de ces nuits lors desquelles il se réveillait en sueurs, ardent et épuisé, fiévreux et pourtant si éveillé ? Non, il y avait quelque chose d'étrange là-dessous, quelque magie ou malédiction à l’œuvre, et il fallait donc qu'il recueille ses souvenirs afin de pouvoir les montrer à d'autres, qu'ils lui donnent une explication, qu'il sache pourquoi et comment...

Essuyant le sang sur la lame ouvragée, il se dit qu'il devrait peut-être conserver quelques touffes de poils du loup pour refaire un pinceau un peu épais...